Dans
la presse
Michel Porret, Esprit, Juillet
2006
Terrestre, maritime, aérienne : la guerre a forgé notre monde. Instaurant l’« union nationale » pour la défense de la patrie, l’« état de guerre » a labouré l’imaginaire social, en multipliant les représentations littéraires, iconographiques, photographiques et cinématographiques des peuples et des individus en conflits armés. Fortifications basses et épaisses selon la ligne italienne, artillerie lourde, puissance de feu portative, marine de guerre, professionnalisation du combattant pour muer le mercenaire belliqueux en soldat discipliné que paie l’État : après la « révolution militaire » de la Renaissance, la guerre a rénové les sociétés européennes. Selon l’historien Geoffrey Parker (1), la « révolution militaire » est comparable à la « révolution industrielle » en ce qui concerne la construction de la suprématie occidentale sur le reste du monde (colonialisme moderne, impérialisme contemporain). Dès le XVIe siècle, sous la férule de l’État qui monopolise la violence guerrière contre les féodaux bellicistes, la révolution militaire a modernisé les sociétés européennes dans les secteurs les plus cruciaux de son développement (ravitaillement, manufacture, industrie lourde, économie, transports terrestres, maritimes, puis aériens, contrôle social des populations, médecine, etc.). Par ailleurs, l’époque moderne reste le premier temps chaud de la guerre. Entre 1500 et 1700, malgré le « processus de civilisation » qui « pacifie » les sociétés occidentales (Norbert Elias), la paix totale n’excède pas quatorze ans en Europe déchirée par une guerre d’intensité moyenne ou forte tous les 3 ans (Parker). Après les conflits nationalistes du XIXe siècle nés avec la Révolution française, le XXe siècle est en suite le temps de la « guerre totale », impérialiste, idéologique, mondiale. Avec à la clef de cette situation belliqueuse – après usage du gaz dans les tranchées de 1914-1918, après la pratique du bombardement massif dès 1939 – la possibilité d’utiliser dès 1945 la bombe atomique comme arme de destruction massive des populations civiles. À l’aube du XXIe siècle, la suprématie militaire des États-Unis est maintenant une nouvelle donne de l’histoire militaire. Dès la première guerre du Golfe (1991), la démocratie nord-américaine montre qu’elle peut activer la « puissance de feu absolue » face aux autres États, tout en épargnant au maximum la vie de ses soldats, grâce à la sophistication croissante de l’art militaire (force de frappe « chirurgicale », armes létales, robotique, renseignements électroniques, etc.).
Dans une période où les « états de violence » remplaceraient progressivement l’ancien « état de guerre » entre les États, ce double numéro de la belle revue Quasimodo tombe donc à point. Il livre une remarquable enquête pluridisciplinaire sur le corps en guerre, pensé dans ses usages, sa culture politique, ses représentations culturelles et son imaginaire social. En effet, la thèse de la « modernité » sociale et économique liée à la guerre comme processus de mutation du monde (Parker), ne peut cacher le problème des « corps en guerre » (combattants, ennemis, civils, victimes), des corps « enrégimentés, galvanisés, formés aux techniques de l’élimination physique, fanatisés, tous enrôlés pour tuer ». Proches de la leçon du remarquable long métrage Jarhead de Sam Mendes (2) sur l’acculturation belliciste des marines américains enrôlés pour la première guerre du Golfe et bloqués dans un véritable Désert des Tartares à attendre désoeuvrés la « mère des batailles », vingt-deux chercheurs en sciences humaines (historiens, sociologiques, politologues, sémiologues, etc.) donnent sens à l’anthropologie des corps en guerre. Première et Seconde Guerres mondiales, guerre civile espagnole, guerres coloniales, guerres de Palestine, guerres post-coloniales en Afrique : si l’idéologie belliciste nourrissant les principaux conflits internationaux et civils du XXe siècle fait ici écho aux pratiques bellicistes entre ennemis, c’est bien la « culture de la guerre » comme stade suprême de la violence corporelle qui constitue le fil rouge thématique de l’enquête. La guerre est devenue au XXe siècle un meurtre systématisé. Avec la « guerre totale », les charniers de la Première Guerre mondiale illustrent bien la « brutalisation » des sociétés contemporaines, à laquelle répond la culture de la guerre comme fait social global.
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Craig Foster (USA), Greetings
Anéantissement du front intérieur (« objectifs mous » de l’arrière) ; « représentations des victimes » comme illustration de la violence guerrière ; paradoxe de la pauvreté iconographique (« euphémisation » culturelle) de la guerre ; soldat comme meurtrier (« petits tueurs infatigables) ; « violence contre soi » comme forme d’engagement politique (i.e. : les attentat-suicide) ; chasse ou école de la guerre comme prédation ; le génocide ou forme suprême de l’anéantissement corporel ; « bestialisation » et « déshumanisation » de l’ennemi ; racisme allemand envers les troupes coloniales de l’armée française ; « Boche » animalisé, scatologique et cannibale pour la caricature française (1914-1918) ; cruauté et sadisme sur le corps vivant et le cadavre de l’ennemi ; dépouille « honoré » et « outragée » du combattant ; deuil impossible autour du « corps des disparus » de la Grande guerre ; disparition des cadavres dans l’Argentine dictatoriale (1976-1983) pour effacer le crime ; abomination de l’expérimentation nazie sur le corps vivant ; eugénisme nazi comme matrice de la guerre purificatrice ; « corps de l’Algérien » réprimé le 17 octobre 1961 ; corps de l’immigré colonial, corps et genre dans les guerres de Palestine ; guerre du viol contre les femmes : ces objets forts et nouveaux dans leur traitement, parfois un peu discursif, structurent ce poignant ouvrage. En illustrant l’horreur humaine de la guerre comme prédation du corps de l’ennemi déshumanisé jusque dans le cadavre, Corps en guerre donne à lire une page éprouvante des seuils du sensible dans la culture militaire. Une culture souvent assénée au nom de la raison d’État pour légitimer la destruction armée de la dignité et de l’intégrité du corps comme objectif de guerre. Fortement appliqué les conflits idéologiques et civils, cet objectif de guerre rabaisse les seuils d’intolérance face aux corps violenté dans les sociétés de paix.
Peinture contemporaine, dessins de presse, caricatures, infographique, affiches de propagande politique, posters cinématographiques, publicitaires et militaires, photomontage, photographie de presse, militaire, cinématographique et « artistique », bande dessinée, carte postale : il faut en outre saluer le remarquable projet iconographique de Corps en guerre qui est réussi pour donner sens aux représentations bellicistes ou pacifistes. L’ouvrage constitue ainsi une mine documentaire sur l’imaginaire et les représentations de la brutalité corporelle comme nerf de la guerre. Cette brillante anthropologie culturelle du « geste exterminateur », notamment mis en dérision par la caricature, montre l’impact traumatique de la brutalité militaire sur la société civile et sur les consciences collectives. À quand la même anthropologie culturelle sur le problème lancinant du corps accidenté pour évoquer la façon dont est tolérée – au nom de la vitesse, de la mobilité illimitée, de l’économie industrielle, du crédit personnel, de la distinction sociale par le luxe automobile – la violence civile de l’accident de voiture qui incarcère le corps humain dans l’épave routière avant qu’il soit désincarcéré, puis brancardé vers un centre hospitalier pour être rééduqué ?
Michel Porret
1) Geoffrey Parker, La Révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident 1500-1800, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1993.
2) États-Unis, 2005.
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